Crocifissa Nobile (1928-2018)
Merci à Profane pour la publication de la première version de ce texte dans la revue #15 publiée en décembre 2022
Qui est donc Crocifissa Nobile? Ce prénom est littéralement issu du nom commun crucifixion suivi du patronyme Nobile, issu de noble. Il désigne une femme qui s’est donné la chance à l’âge de 85 ans de se livrer à l’exercice quotidien du dessin intuitif et de la créativité sans compromis.
Grottaglie est un centre de céramique important des Pouilles. De nombreux ateliers sont encore en activité, des veines d’argile y sont accessibles, et le tourisme nourrit la renommée de ce petit village. Je sillonne la région pour quelques semaines de vacances l’été dernier et prévois d’y consacrer une après-midi. Tous les panneaux de signalisation indiquent l’itinéraire dans le «Quartiere delle ceramiche», quartier de la poterie. Quelques jours plus tôt, nous avons dîné dans un restaurant d’Ostuni dont les assiettes étaient fabriquées à Grottaglie, revêtues de décors au barolet *, d’esprit picassien. Quelques recherches en ligne permettent de voir les grands fours à bois d’origine, dans chaque atelier-boutique. Ils suscitent ma curiosité. Le patronyme de potiers le plus répandu est Fasano; de nombreuses branches de la famille ont leurs fabriques
et magasins répartis dans le quartier : Enza, Francesco, Nicola, Antonio, Ciro...
Dans cette profusion d’échoppes, je circule sans attente particulière; la vaisselle utilitaire voisine avec les grandes céramiques décoratives d’extérieur; les uns perpétuent des formes et décors traditionnels, les autres tentent des approches plus personnelles. Il apparaît très vite que les expéditions vers une clientèle internationale sont nombreuses, les affaires semblent aller bon train.
Chez Antonio Fasano, il y a de nombreuses céramiques pour lesquelles il est assez évident d’identifier au moins quatre styles de décor. J’apprends qu’ils sont réalisés librement par quatre personnes différentes: Antonio lui-même; Ciro, son frère, dont les dessins naïfs évoquent l’art brut; Tonino Zoppo, son associé; Crocifissa, la mère de Tonino.
Il y en a tellement – du sol au plafond, posées sur les tables, accrochées au mur, empilées sur les marches, et jusqu’au bord d’un grand four de briques initialement destiné aux cuissons à bois – que la boutique déborde.
Dans ce fatras joyeux, certains décors attirent spécialement mon attention, ils sont réalisés sur des pièces disséminées de manière désordonnée dans le magasin : vide- poches, dessous-de-plat, carreaux, assiettes. La terre rouge y apparaît par endroits ; mais les décors aux oxydes très colorés et très dessinés prennent le dessus, c’est naïf et structuré. Je me renseigne pour en voir d’autres, pour les voir toutes. Tonino, qui s’affaire derrière le comptoir de vente, en extrait alors une à une de chaque recoin de la boutique. Tout en me les présentant, il me raconte qu’elles ont été réalisées par sa mère, Crocifissa, née en 1928 et décédée en 2018. Elle s’était mise à faire du décor sur céramique à 85 ans. Je le questionne et, en observant l’ensemble, je m’aperçois que je n’imagine pas laisser ces pièces ici. Alors, sans vraiment savoir quelle sera leur destinée, je les achète, convaincue que ce qui se joue dans ces décors est touchant, ténu et rare. Tonino me le confirme au cours d’un moment d’entretien.
L’épiphanie de Crocifissa
Cette femme de culture paysanne s’était beaucoup émancipée de son environnement familial. Elle ne connaissait ni l’art ni les artistes. Dès l’âge de 12 ans, elle avait du cuisiner tous les jours pour toute sa famille. Elle avait appris à lire, écrire et faire les comptes mais n’avait pas eu l’opportunité de suivre des études secondaires. Rien ne la destinait à se trouver un jour assise du matin au soir à composer patiemment des décors sur céramique. Elle n’habitait pas Grottaglie et n’avait jamais eu le loisir de fréquenter ces ateliers de poterie jusqu’à ce que son fils décide de s’y installer et de se former au métier de potier. Lui-même avait fait des études d’architecture en Grande-Bretagne et c’est le hasard de sa rencontre avec Antonio Fasano qui l’avait amené dans ce village des Pouilles.
Les décors de Crocifissa mêlent l’imaginaire aux motifs de son environnement proche. La façade de la maison de son enfance – dans le jardin de laquelle elle avait appris en cachette de ses frères à faire du vélo – est un motif dont elle réalise des variations à l’infini sur de nombreux carreaux et assiettes. cette façade se caractérise en particulier par une construction en pierre, d’un seul niveau, en rez-de-chaussée, à trois grandes portes alignées dont la plus grande au centre est arrondie en haut. C’était sur le Corso Vittorio Emanuele II dans le village de Talsano, entre salins et mer, dans la région du Salento. Les fleurs, les oiseaux et les motifs de frises stylisés occupent une grande place également tandis que des architectures plus fantaisistes se rapprochant même de l’univers du cirque, des chapiteaux se dégage également. Sa peinture ne se destine pas à un public et ne défie pas d’enjeu technique. La spontanéité de son geste est très palpable au bout du pinceau et le sujet lui appartient. Dans la salle de bains de la maison de campagne où Tonino et son frère allaient enfants, elle avait déjà dessiné ces motifs de fleurs et d’oiseaux que l’on retrouve dans les décors sur terre. Ainsi elle reste fidèle à son goût exprimé plus jeune pour l’embellissement des lieux de vie de la famille. Elle avait une passion pour les pierres et minéraux qu’elle collectionnait et avait une pratique régulière de la broderie, traditionnelle pour les femmes de sa génération et de son entourage.
Elle cultivait un sens personnel du beau visible à travers des arrangements domestiques.
Au décès de son mari, Crocifissa a 85 ans et cette étape bouleverse son style de vie. Elle emménage auprès de son fils, à Grottaglie, et se lance à corps perdu dans le décor sur poterie. Pendant cinq années, elle peint sur céramique presque quotidiennement. Elle passe ses journées à l’atelier, auprès de son fils, portée par le goût de ce quotidien réorganisé et par la fréquentation touristique. Les visiteurs apprécient ses réalisations, la découvrent au travail et se réjouissent de pouvoir échanger avec elle. Ce quotidien réinventé lui apporte une occupation, une satisfaction du travail accompli ainsi qu’une certaine reconnaissance.
Elle réalise chaque carreau comme un objet unique, ni pour être assemblé à d’autres, ni pour devenir un décor. Le résultat ne lui importe pas, il n’y a pas de projet au-delà de la fabrication; du faire. Ses pièces sont parfois revêtues au revers de motifs de branches ou de fleurs mais elle ne signe pas. Il lui arrive de poser les initiales FA (Fasano Antonio) de celui qui tourne pour elle et qui l’accueille. Et c’est souvent lui-même et Tonino qui ont marqué a postériori au feutre les initiales de Crocifissa (NC) et le nom de la fabrique. Pour elle, seul l’acte de peindre importe. Le soir, elle n’exprime pas de fatigue; Tonino doit insister pour la sortir de son état de concentration si intense qu’il le compare à une transe — l’atelier, devenu le refuge de Crocifissa, doit bien fermer.
« À mon avis, ça a marché comme ça, parce que personne ne lui a dit comment elle devait faire. Peut-être se demandait- elle: ‘Mais ici qu’est-ce que je mets?’... Lorsque l’on voit les couleurs, les combinaisons, ce sont des choses intéressantes, pas du tout stéréotypées, même la fleur la plus banale ne l’est jamais vraiment», estime Tonino.
Ce mélange si singulier résulte de l’application à main levée d’un dessin figuratif évoquant des motifs textiles faits de points et lignes aux coloris nuancés ou contrastés: le trait ne tremble pas, il vibre comme un fil tendu. La terre biscuitée (préalablement cuite) est couverte d’oxydes puis d’un émail plombifère (à quelques exceptions près): elle devient de la terre vernissée. La plupart des carreaux sont de facture industrielle et Crocifissa pose un décor sur le support tandis que les éléments de vaisselle sont tournés sur place par Antonio et Tonino. La palette de Crocifissa est saisissante autant que le tracé sûr de sa main âgée, tenant le pinceau chargé de l’oxyde liquide et pâle, dont les couleurs chatoyantes sont révélées par la cuisson et par la brillance de l’émail transparent. Crocifissa considère simplement ces poteries biscuitées comme des surfaces sur lesquelles dessiner et mettre en couleur.
Sa pratique prend fin à son décès à 90 ans. Depuis, Tonino a déposé un carreau dans un phare lors d’un voyage en Grèce ; un autre dans la mer, à l’endroit où il avait l’habitude d’emmener sa mère se baigner ; un dernier est retourné à la terre. Il a gardé une ultime assiette avant de me confier l’ensemble des pièces qui se trouvaient dans la boutique-atelier, avec la joie de penser que leur départ de Grottaglie serait une occasion de leur donner une nouvelle vie.
* À l’origine une corne, aujourd’hui une poire en plastique, dont l’embout permet d’appliquer le décor à l’engobe ou à l’oxyde liquide par petits points ou traits sur la pâte crue ou biscuitée.
Thanks to Profane for the publication of the first version of this text in the magazine #15 published in December 2022
Who is Crocifissa Nobile? This name is literally derived from the common name crucifixion followed by the surname Nobile, derived from noble. It refers to a woman who has given herself the chance at the age of 85 to indulge in the daily exercise of intuitive drawing and uncompromising creativity.
Grottaglie is an important ceramic center in Puglia. Many workshops are still active, clay veins are accessible, and tourism feeds the fame of this small village. I was traveling through the area for a few weeks of vacation last summer and planned to spend an afternoon there. All the road signs indicate the itinerary in the "Quartiere delle ceramiche", the pottery district. A few days earlier, we had dinner at a restaurant in Ostuni whose plates were made in Grottaglie, covered with decorations with barolet 1, in the Picasso spirit. A few searches online allow me to see the original large wood kilns in each workshop-boutique. They arouse my curiosity. The most common potters' surname is Fasano; many branches of the family have their factories and stores in the neighborhood: Enza, Francesco, Nicola, Antonio, Ciro...
In this profusion of shops, I circulate without any particular expectation; the utilitarian tableware is next to the large decorative ceramics for outdoor use ; some perpetuate traditional forms and decorations, the others try more personal approaches. It soon became apparent that shipments to an international clientele were numerous, and business seemed to be going well.
At Antonio Fasano's, there are many ceramics for which it is quite obvious to identify at least four styles of decoration. I learn that they are made freely by four different people: Antonio himself; Ciro, his brother, whose naïve drawings evoke art brut; Tonino Zoppo, his partner; Crocifissa, Tonino's mother.
There are so many of them - from the floor to the ceiling, placed on the tables, hung on the wall, piled up on the steps, and right up to the edge of a large brick oven originally intended for wood-burning - that the store is overflowing.
In this joyful jumble, some decorations catch my attention, they are made on pieces scattered in a disorderly way in the store: pockets, coasters, tiles, plates. The red clay appears in places, but the very colorful and well-drawn oxide decorations take over, it is naive and structured. I ask to see more, to see them all. Tonino, who is busy behind the sales counter, extracts them one by one from each corner of the store. While introducing them to me, he tells me that they were made by his mother, Crocifissa, who was born in 1928 and passed away in 2018. She had started decorating ceramics at the age of 85. I questioned him and, observing the ensemble, I realized that I could not imagine leaving these pieces here. So, without really knowing what their destiny will be, I buy them, convinced that what is at stake in these decorations is touching, tenuous and rare. Tonino confirms this to me during a moment of conversation.