Comme un roman-photo

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Cette interview de Graziella Semerciyan a été menée en 2019 par Lia Rochas-Paris et publiée dans le premier numéro de la revue semestrielle Comme un roman-photo.
Elle traite en particulier du rapport à la collection à travers celle de Lia, intitulée des Unions, et qui fera l’objet d’une publication prochaine.

Lia : On se sent vraiment bien chez toi, entourées d'objets chinés. J’ai l’impression que l’espace change souvent : les objets circulent, certains restent et d'autres te quittent.

Graziella : J'aime bien l'idée que tous les objets que je chine passent par ici. Le temps pendant lequel tu te déplaces, tu découvres l'objet et tu prends la décision d'en faire l'acquisition est un temps plus ou moins long. Souvent, il y a une question d'urgence dans une décision d'achat qui suppose ensuite de se familiariser avec l'objet et avec ce qu'il porte de mystère. Il y a des objets qu'on identifie immédiatement alors que d'autres supposent des recherches ou me demandent de vivre avec, pour en percevoir toute la complexité.
Étonnamment, je ne le sais pas toujours à l’avance. Il peut arriver que je fasse le tour symbolique d’un objet rapidement tandis qu’un autre laisse beaucoup de questions en suspens et ne peut donc pas me quitter.

Lia : Est-ce que ce sont les objets qui portent le plus de mystères, qui sont le moins identifiables et dont tu ignores l'histoire qui restent le plus longtemps chez toi ?

Graziella : Pas nécessairement. Il y a des objets qui sont des surprises sur le chemin. Ils n'étaient pas dans le champ de ce que je recherche spontanément mais je ne peux pas repartir sans : ils se révèlent à moi au détour d'un déballage. 

Lia : On peut parler de rencontre avec les objets ? 

Graziella : Oui, exactement. Il y a l’objet avec lequel on veut vivre, l’objet qui vient compléter le puzzle d’une collection, celui dont on pense qu’il n’a rien à voir avec nos préoccupations et qui éclaire tous les autres, une fois qu’il a trouvé sa place. Et inversement, celui qu’on espère trouver depuis des années et qui ne trouve pas sa place ! C’est très variable

Lia : Y a-t-il des objets dont tu as eu du mal à te détacher ?

Graziella : Oui, il y en a certains que j'ai chinés avec l'objectif de les revendre et finalement, ils sont restés à demeure. Il y a un temps pour tout. J’ai l’intime conviction que chacun de nous peut se séparer de ses objets. C’est seulement une question de moment. Avec l'activité marchande que je mène, il y a ce rapport à la collection qui m'est un peu tombé dessus. Je n'étais pas collectionneuse par essence, mais j’ai toujours aimé vivre entourée d’objets d’art. Il y a vraiment cette idée de mouvement qui est très importante dans le processus. 

Par exemple, ça fait longtemps que j'aimerais faire une exposition sur le thème de la tête. La tête, représentation de la figure humaine. Et ça passe par le masque, le portrait, la silhouette. Ça peut être juste l'évocation de la tête.  

Lia : Je réalise que notre dernière collaboration dans le cadre de la collection Des Unions s'articule autour de photographies de mariage dont précisément les visages sont absents. Et paradoxalement, une fois le projet Des Unions terminé, les masques sont devenus une nouvelle obsession pour moi. Bref. 

Quand tu parlais de mouvement, il y a en effet quelque chose de l'ordre de la circulation. Or, un collectionneur n'opère pas ce mouvement vu que les acquisitions seront finalement figées au sein de sa collection. Alors que dans ta démarche, même si tu gardes certains objets un temps donné, ceux-ci sont voués à circuler.

Graziella : C'est ça. Parfois, le collectionneur peut aussi trouver une fin à sa collection ou c’est le prisme qui va changer un petit peu. D’ailleurs, tu en as fait l'expérience avec les photos de mariage. Et c'est là que la collection se met en mouvement. Et c’est précisément l’expérience que tu as faite lorsque tu m’as répondu que Des Unions avait trouvé son terme. Tu es tombée sur de nouvelles photographies de mariage ! Comme si une collection n'était jamais vraiment terminée. La fin d’une collection, c’est lorsque le collectionneur n’y voit plus de sens.

Lia : Il y a ces moments que l’on pourrait presque qualifier d’osmose avec l'objet, comme si l'objet t'appelait ou te rappelait à ton intention première. C’est vraiment étrange. 

Graziella : Complètement !

Lia : Et effectivement, au moment où j'ai voulu clôturer le projet Des Unions, je suis tombée sur d'autres photographies de mariage abandonnées à Jérusalem (en plus), comme une évidence. Une épiphanie dans mon processus de création. 

Graziella : C'est marrant que tu choisisses ce terme, pour moi, l'idée d'épiphanie est vraiment importante dans ce que j’appelle une trouvaille. Effectivement, il y a cette idée de rencontre avec l'objet et c'est ce qui peut te conduire à donner un éclairage nouveau à une préoccupation ancienne. C'est une épiphanie. Quand je conçois une exposition thématique, il y a à la fois l’idée de continuité et d’épiphanie. Emerson disait justement que le jeu se situe non pas dans une continuité mais dans des moments d’Épiphanie. 

Lia : L’ivresse d’un instant. Et c’est sans doute grâce à cette Épiphanie qui confère une âme à l’objet si j’ose dire, du moins une valeur qui crée le lien. 

Graziella : Je crois qu’il y a une transmission depuis la personne qui a été à l’origine de la création de l’objet. Moi je suis « passeur »  et si j’ai été sensible à l’objet, c’est qu’il véhicule quelque chose de son créateur et peut-être aussi de son précédent possesseur. Il y a des objets qui sont modifiés, améliorés et qui changent avec le temps.

Lia : Bien sûr, les objets véhiculent une histoire. Tu as évoqué les notions de « passeur » et de « possesseur ». On pourrait presque associer le possesseur au collectionneur qui n’aurait pas l’intention de se détacher des objets. Jusqu’au moment où soudain, le possesseur décide de se détacher, il deviendra lui-même passeur. 

Graziella : C’est exactement ça : « quand soudain » il y a ce changement. 

Lia : Et c’est précisément ce qui s’est passé avec Des Unions. Il y a eu ce moment où l’idée de la possession devenait dérangeante. Alors qu’au départ, l’intention de la collection était trouble.

Graziella : C’est précisément ce qui m’a intéressée dans ta démarche. Ces photographies de mariage étaient vouées à un usage intime à l’origine. Dans ce temps de la conservation, l’âme de l’objet est identifiable pour le cercle des intimes. Mais tout le processus qui te conduit à Des Unions est plutôt celui du détournement. 

Lia : Accentué par le retrait des visages. Je pense avoir soustrait les visages pour rendre l’anonymat à tous ces inconnus. 

Graziella : Il y a en effet, plein de mouvements contradictoires dans cette approche. Oui, il y a ce premier temps de la photographie représentant l’intime mais ça reste un mariage, donc c’est l’intime partagé avec les proches. Ensuite, il y a la découverte sur un marché aux puces de ces vestiges de vie dont tu ne disposes d’aucune d’information si ce n’est l’objet lui-même. Et puis, enfin, l’appropriation de l’objet, le faire tien en retirant les visages pour leur redonner l’anonymat. La collection prend une forme unique. 

Lia : Lorsque je t’ai demandé d’écrire autour du projet - ainsi qu’à Morgane et Marie - c’était une autre étape : une forme de passation de la collection. Je ne la gardais plus jalousement mienne. Le temps était venu de partager cette collection en l’exposant à d’autres regards et interprétations. 

Graziella : C’est une démarche de passeur. À travers l’appropriation de l’objet, on s’apprête à le transmettre. Pour moi, il y a toujours une forme d’appropriation des objets dont je m’empare. Parfois, ça demande du temps. C’est vraiment sensible le passage de la collection à la passation.